Comment ça marche ?



Le cadavre exquis
consiste à former des phrases à plusieurs voix, chacun ajoutant un mot à celui qui précède.
Les membres du collectif de L'A(rt)Muse n'écrivent pas une phrase mais une histoire, déroulée dans des disciplines et des registres culturels divers (visuels, littéraire, reportage, cinéma, etc.).
Ces créatifs, de toutes disciplines, interviennent de plusieurs manières : pour illustrer un texte, pour légender des éléments visuels et/ou pour ajouter un chapitre.
La seule exigence consiste à respecter le principe du cadavre exquis : chaque contributeur, en éclairant un sens du chapitre qui le précède, en apporte un nouveau à l'histoire et ainsi de suite.
Les "commentaires" peuvent également être l'occasion de proposer un autre regard, un regard scientifique par exemple : ils figureront alors dans le récit à la manière de notes de bas de page.
Pour consulter les précédents chapitres de GéNéSiS, premier cadavre exquis de l'A(rt)Muse en cours de réalisation, cliquez sur
GéNéSiS - le Livre,
Le prologue est accessible ici. Le texte est long et difficile à lire à l'écran. Nous vous conseillons de l'imprimer.



02/04/2008

Prologue

PROLOGUE : les battements d’aile
Par Marc Queyras

Ce texte a été écrit bien avant le lancement du cadavre exquis et l'a sans doute inspiré.
Un texte long, a priori pas prévu pour une diffusion en ligne.
Nous vous conseillons de l'imprimer ici et de le lire attentivement…


Le pré, allumé de soleil, éclatait en couleurs de mille fleurs. L’air bourdonnait des passages d’insectes avides de vivre leurs éphémères existences. De loin en loin, les trilles des oiseaux se répondaient en échos. Le ciel d’un bleu profond avivait les teintes des terres en friche aux alentours. Tout paraissait respirer la joie et le bonheur en cette journée de juin que la rosée embaumait de senteurs.
Pourtant, dans ce petit paradis, en tendant bien l’oreille, on percevait les sanglots retenus d’une minuscule créature posée sur la fleur rouge sang d’un chardon.

Un papillon blanc, couleur de neige, contait en pleurant à une bête à bon Dieu, coccinelle de son état — et porteuse de sept taches blanches qui prouvaient son grand âge—, son désespoir d’être papillon sans couleurs, sans tâche, aussi blanc que les nuages.

- Mais non ! Ce n’est pas la pluie qui a lavé mes couleurs, disait il, je suis né comme cela.
La coccinelle ne savait pas trop quoi répondre pour calmer le chagrin de son ami d’un jour, car ils ne se connaissaient vraiment que depuis le lever du soleil.
- Pourquoi tant de tristesse, mon nouvel ami, ne portes-tu pas sur toi la couleur des nuages ?
- Ce n’est pas une couleur !
- Pas une couleur, peut-être, mais les reflets sont aussi beaux que la lumière des étoiles.
- Tu dis cela pour me faire plaisir.
- Peut-être, peut-être !
- C’est facile pour toi qui es si belle que les Hommes te nomment la bête à bon Dieu.
- Oh ! Les Hommes, tu sais !
- Tu connais les hommes ?
- Un peu, de loin, il vaut mieux. Mais revenons à ton problème. J’ai peut-être une idée !
- Une idée pour ?
- Oui… Une idée pour te donner des couleurs.
- Comment cela ?
- Ce n’est pas sûr que cela réussisse, mais il n’y a aucun risque et dans ton état, cela ne peut être que bénéfique.
- Bénéfique ? C’est quoi, bénéfique ?
- Bénéfique, c’est comme un médicament qui te guérirait de ta tristesse.
- Tu peux me donner tout de suite du bénéfique ?
- Mais non, c’est une façon de parler.
- Ah bon ! Bon !
- Il faut avant toute chose que je te raconte une histoire véridique.

L’histoire du séjour que j’ai passé dans la roseraie du vieux jardinier, qui habite de l’autre côté de la colline. Un enragé des roses, ce vieux-là. Il y en a partout, jusqu’à l’intérieur de sa maison, même dans une espèce de cage faite toute en verre. Il les regarde toute la journée, les caresse, effleure avec les yeux plein d’amour les boutons à peine éclos. Il est vrai qu’il vit tout seul avec son chien, ce vieux fou, comme l’appellent les gens du village.
Mais là n’est pas mon histoire.
Un jour, il est tombé malade. Une grande voiture blanche est venue le chercher. Ses rosiers abandonnés laissés sans soin pendant un long moment semblaient avoir oublié de fleurir.
C’est alors que, rendant visite à mes roses familières, je vis sur les tiges les plus tendres, comme un mouvement, ou plutôt un grouillement intense ; comme si les tiges elle-même étaient vivantes. En m’approchant, je vis qu’il s’agissait d’une multitude de pucerons qui avaient profité de l’absence du jardinier pour envahir la roseraie. N’écoutant que mon courage, en pensant à la tristesse du vieux à son retour, je me lançais dans un combat acharné et fis un carnage que la gente puceron n’est pas prête d’oublier…

Mais, si je te raconte cette histoire, ce n’est pas tant pour me vanter que pour t’expliquer comment me vint l’idée de t’aider à dessiner tes couleurs.
- Allez, raconte encore !
- J’y arrive. Je ne vais pas te faire attendre plus longtemps. La couleur !
- Quoi, la couleur ?
- Et bien oui, les pucerons ne sont visibles que de très près parce qu’ils ont la même couleur que la tige… Tu comprends maintenant.
- Oui, mais je ne suis pas un puceron, et puis je ne peux pas être tout vert comme une chenille. J’ai passé l’âge. Maintenant, je vole… Même si je ne suis pas beau.
- Je ne te demande pas de te transformer en puceron, ou de redevenir chenille, non, je vais te demander de ... Nous allons faire un grand et beau voyage.
- Chic ! j’adore les voyages. Mais que vont dire les autres papillons ?
- Ils ne sauront rien. Vole à mes côtés, surtout ne me quitte pas de vue, c’est très important de garder les yeux grands ouverts pour ce que nous allons entreprendre.
- J’ai un peu peur…
- Peur ? Mais non ! Le risque, il est juste caché dans ta petite tête de papillon, et ne suis-je pas à tes côtés ?
- Si ! Mais...
- Pas de mais, du courage, du courage et de la volonté ! Sans cela, rien n’arrive et tu resteras toute ta vie un papillon blanc.
- Oui, oui ! Je n’aurai pas peur, je serai aussi courageux que quand tu as combattu les pucerons.
- Je ne t’en demande pas autant.
Mais nous sommes arrivés à l’endroit de notre première étape. Je vais te présenter, tu seras très poli car certaines fleurs sont très susceptibles et un rien les blesse. J’ai vu une fois, une marguerite secouer ses pétales et faire tomber les gouttes de rosée sous prétexte que celles-ci n’avaient pas bien placé leurs miroirs et gâchaient ses couleurs par leurs reflets idiots. Tu vois où va se nicher leur orgueil.
Mais, laisse-moi faire et il n’arrivera rien de fâcheux. J’ai appris à les connaître. Et puis elles ont tellement besoin de nous !
- Comment, besoin de nous ?
- C’est nous qui leur permettons de s’aimer.
- leurs permettre de s’aimer ?
- Oui, de se reproduire si tu préfères. Mais je t’expliquerai cela en son temps. C’est un peu là-dessus que je conte pour arranger ton histoire. Alors, écoute-moi, tu vois près de la souche morte cette pivoine sauvage ?
- Oui, comme elle est rouge et belle !
- Justement, et de plus elle est toute seule. Je crois qu’une petite visite de politesse s’impose, tu ne crois pas ?
- Si, justement, elle regarde dans notre direction. Tu penses qu’elle nous a vus ?
- Bien sûr, mais elle fait la coquette. Nous allons entamer la conversation, laisse-moi faire……..

- Bonjour !
- Bonjour ! Vous m’avez surprise, je ne vous avais pas vus. Mais asseyez-vous sur un de mes pétales. Vous prendrez bien un verre de rosée, elle est toute fraîche de ce matin, et je l’ai parfumée moi-même.
- Vous êtes trop aimable et je ne voudrais pas déranger votre matinée.
- Mais non, cela fait du bien de voir un peu de monde. Il ne passe pas souvent quelqu’un dans ce côté retiré du champ. Enfin ! On ne choisit pas toujours où se loger…
- Je trouve ce coin charmant et cette souche donne un petit air rustique qui enchante le paysage et fait ressortir votre beauté qui du reste n’en a pas besoin.
- Vous êtes un flatteur.
- Non, un connaisseur.
- Vous me faites rougir. Comme si j’avais besoin de cela... Votre ami n’est guère bavard, peut-être a-t-il peur des fleurs ?
- Oh ! non, madame, non !
- Je dois tout vous dire. Mon ami est triste car il croit avoir perdu ses couleurs à sa naissance. Alors je me suis dit que peut-être vous pourriez le charger d’un message coloré à transporter vers vos semblables avant que le vent ne le fasse… Et que pour sa peine, vous lui laisseriez prendre dans votre étamine, quelques grains de pollen pour allumer de rouge ses pauvres ailes.
- Il faut pour cela qu’il me donne un baiser ! Un tendre baiser, un vrai baiser d’amour. Nous, notre bonheur est fait de la caresse des papillons et du frôlement du vent quand l’air chaud le porte jusqu’à nous. Je veux bien te donner le message, puisque le vent tarde à venir, et puis, je peux bien le dire : je préfère les baisers et la caresse des ailes sur mes anthères à celle du vent, parfois un peu trop violent et qui nous courbe la tête pendant les orages au risque de nous arracher nos pétales.
- Moi non plus, je n’aime pas les orages.
- Viens me donner un baiser.
Et voici mon message : Si l’amour avait des ailes, elles seraient de rouge et de blanc et toutes les demoiselles se trouveraient un amant.
Demain, quand la nuit aura bercé tes rêves du souffle des désirs, tes ailes auront pris le pourpre du sang. Alors, tu seras un peu avec moi dans mes songes solitaires. Voilà comment les fleurs se marient en secret. Répète-le au vent, à la nuit, au matin, qu’ils sachent que nous nous sommes aimés pour poser sur tes ailes quelques taches de sang.
Va maintenant, il ne faut plus attendre et la nuit va tomber. Que je te garde dans mon sommeil!



Le lendemain, au réveil, le papillon avait, dessiné sur ses ailes, huit petits coeurs croisés couleur pivoine.
C’est en se mirant dans une flaque d’eau qu’il l’aperçut.

- Je t’attendais !
- Moi ?
- Bien sûr.
- Mais, tu n’es pas une pivoine.
- As-tu le message ?
- Tu n’es qu’un bleuet, aussi bleu que le ciel veut bien le laisser voir quand les nuages si dissipent ou que le vent les poussent vers les montagnes.
- Tu ne connais pas les montagnes !
- Mais je sais que tu n’es qu’un bleuet. J’aimerais que tu deviennes mon ami. J’avais une amie. Oui, une bête à bon Dieu. Elle est partie, profitant de mon sommeil.
- Un ami ne part jamais, tu peux le garder tout le temps dans ton coeur. Même quand il n’est pas là, il n’est pas parti, il est ailleurs.
- Ailleurs ?
- N’importe où, peut-être dans les étoiles, ou dans la lune, ou sur une planète que l’on ne voit même pas. Il y a tellement de choses et de gens qui se cachent sur cette terre, qu’un ami peut disparaître sans vraiment le faire exprès. Mais moi, je suis là. Maintenant, il faudrait que tu me donnes le message.
- Ne triche pas. Si tu me connais, tu connais le message, moi je ne suis que le porteur.
Les messagers, comme les poètes, ils regardent et ils voient. Seulement eux, ils racontent ce qu’ils ont vu, alors que les autres gens gardent leurs souvenirs et leurs regards pour eux. Il n’y a pas de partage, juste une façon de parcourir le monde sans vraiment savoir ce qui existe… Du profit, l’avarice de ce qu’ils peuvent posséder, même dans leurs rêves… J’ai rencontré une fois un homme qui ne voulait même pas raconter ses rêves. Tu te rends compte ? Même pas raconter ses rêves ! Peut-être qu’il était déjà mort, sans le savoir.
- Je comprends maintenant pourquoi elle t’a donné le message!
- Pourquoi ?
- Comme ça…
- Je parle, comme la mer pousse ses vagues une à une, et ne sait pas mieux que nous ce que sera la vague suivante. Moi, je dis les mots qui me viennent, comme viennent les journées et pour rien, pour dire quelque chose, comme l’on tendrait la main à un étranger que l’on voudrait aimer bien avant de le connaître.
- Je suis pour toi cet étranger.
- Oui, mais un peu plus.
………………………………….
- Tu ne dis rien !
- Vois-tu , nous vivons grâce aux messages, le plus petit de nous écoute l’autre, dans l’attente. Le plus peureux ne dit rien, le plus sage prend la nuit comme conseil, le menteur accuse les autres de ne rien savoir.
- Et le solitaire ?
- Le solitaire, ce sont les autres, c’est le non regard, le refus de dire “je ne suis pas plus qu’un enfant”. C’est peut-être la peur terrible de dire “je n’aime ni moi ni les autres” ?
- Non ! Non ! La peur simplement de ne pas être tel que l’on aimerait que les autres vous voient. Avec ses défauts, ses... désirs...ses secrets, ses inconnus, on a tellement peur des inconnus, tellement peur…

- Le message était pourtant simple, pourquoi le rends-tu si terrible ?
- Je ne sais pas. Tu poses des questions et je reste sans réponse. Je te regarde et je ne te sais pas. Je voudrais te connaître et je ne peux te savoir que sur la rive de tes mots, ces mots que je reçois en moi bien sûr, comme une pluie bienfaisante, mais sans savoir, vraiment, le sens le plus profond que tu veux apporter jusqu’à moi.
- C’est cela la solitude de chacun de nous, tu voudrais écouter, et comme réponse il n’y a que les battements de ton coeur au creux de ta poitrine, un vide terrible. Mais pas plus que ces milliards d’étoiles qui existent et que nous ne verrons peut-être jamais. Je le sais : nous vivons si petits de nous, éphémères de nos propres idées, près de les nier au jour de leur naissance, ayant peur que nos mots fassent un mauvais voyage dans la tête de ceux que nous aimons et nous trahissent plus sûrement que nos silences.
Il n’y a pas de message ! L’unique présent pour se reconnaître est celui que nous portons, comme un fardeau, lourd des journées qui lui ont donné le poids de nous appartenir. J’aimerais tant parler au coeur, mais où est-il ? Au-delà des mots ? Au-dessus de nous, dans ce brouillard inconscient qui nous fait si fragile ? Est-il un lieu, entre l’espace et nous, où tout se confond ?
………………………………….

- Tu parles beaucoup trop, tu ressembles aux bourdons qui meublent le silence des jours d’été de leur vibration alors que l’air, paisible, s’allume tout seul des rumeurs. Donne-moi le message et ne dis plus rien.
- Si l’amour avait des ailes, elles seraient de rouge et de blanc.
- Et toutes les demoiselles se trouveraient un amant. Tu vois : je connais la réponse. Ce n’est peut être pas suffisant, mais, trêve de mots, cela devrait arranger nos affaires à tous les deux.
- Je ne comprend pas.
- Bleu, bleu le ciel est bleu, et la mer est son miroir. Les vagues ne font que trahir son reflet. Il y a sur le sable des traces qui sont l’image du vent, mais personne ne les remarque. On ne voit pas les amants du temps qui se cachent par-delà les heures et les minutes, de peur que leurs souvenirs disparaissent dans le fleuve de l’oubli. Ton message, je le sais par cœur, cœur à cœur, en songe et en mensonge. En vérité tout cela n’est pas très important. L’important pour toi c’est le bleu, qui est comme des pétales sur tes voiles. Ne dis pas non, les ailes des navires et les voiles des papillons prennent le vent comme bon leur semble. Tout est confondu quand la tempête a effacé le bleu, bleu marine, bleu nuit, bleu d’azur, bleu outremer, bleu roi, bleu canard, bleu cobalt, bleu, bleu, le bleu est partout, même le sang devient bleu quand le courant du cœur lui a donné le goût de l’air. Reste dormir chez moi et demain tes ailes de navire porteront la couleur du ciel et du temps. Bonne nuit .

………………………………….
Papillon de jour, papillon de nuit, dans quels rêves nous emportes-tu ?
À peine le sommeil se pose sur nos paupières, qu’il est temps de refaire une vie de songes. Le jour s’allume dans la nuit quand notre imagination crée ces mondes fabuleux où, somnambules, nous subissons ce que nous sommes peut être réellement.
La nuit porte sur nous un nuage de brume, il est temps de nous réveiller. Ces mondes qui s’égarent aux rives de nos paupières ne se retiennent pas. Ils sont la présence d’un fou qui sommeille en nous, le délire qui prend la force de naître en dehors de toute contrainte. Le voyageur qui prend comme guide les étoiles est- il éveillé ? Ou bien laisse-t-il, dans son abandon, ces soleils lointains dessiner pour lui son chemin ? Nulle distance ne lui fait peur, c’est souvent la proximité des choses et des gens qui nous égare. On peut voir dans les déserts des oasis se garder dans les mémoires, des hommes au-delà des siècles, et des points d’eau plus présents à leurs bouches assoiffées que leurs propres regards. Qui sait que par-delà les dunes, la consolation des sources nées d’hier les attend ? Les puits ne sont que les images de notre recherche, les oasis, les escales posées entre nous et le vide. Vide qui nous demande de ne pas nous attarder. Éphémères comme toi, et comme toi avide de colorer nos jours des saveurs qui nous sont encore étrangères, d’emplir notre petit espace de tant de choses que déjà nous avons oubliées.
Tu es venu dans ce jardin alors que chaque fleur te semblait étrangère. À les connaître, tu as pris les dimensions du paysage et maintenant, plus près, tu sembles égaré. Pourtant, n’aies pas peur de ton réveil : la nuit a allumé ton désir de songe bleu. Sur tes ailes, tu porteras un message du miroir où le ciel a allumé un soleil d’or.
................

Lavé des heures de la nuit, il avait atteint, au petit jour, le port ouvert sur une journée qui commence. Déjà, attardé sur son réveil, il s’étonnait des lueurs de ciel posées sur ses ailes étendues, d’un regard il pouvait saisir les deux couleurs dessinées et se réjouir de ne plus être comme la neige, blanche et froide. C’est alors qu’il s’aperçut de la présence à ses cotés de la petite coccinelle, revenue alors qu’il dormait.
- Tu es là ?
- Je suis venue te parler des réveils. Car chaque aube, comme les printemps, est un renouveau. Vois-tu, les oiseaux le savent bien. Quand vient la nuit, ils portent le deuil du jour et saillent leur chants. Mais, quand la lueur incertaine du petit matin allume les rives de la nuit, ils savent que la mort est partie de l’autre coté du monde et qu’ils peuvent à nouveau chanter la lumière comme une nouvelle naissance.
C’est pour cela que tu les entends avant le petit jour, alors que le monde sommeille encore et qu’un dernier rêve s’évapore dans les limbes de mondes inconnus. L’oiseau sait plus que nous la course du temps et, connaissant sa précarité, traverse terre, mers et océans pour placer entre lui et l’espace la plus grande distance possible. Bien sûr la mort n’est pas vaincue de ses ruses, mais lui sort vainqueur de ses voyages puisque chaque fois, pour lui, il y a une nouvelle naissance. Il n’y a ni jour ni nuit dans nos rêves qui habitent notre sommeil. Simplement, le temps arrêté sur un désir ou une image. Au réveil, au milieu d’un brouillard, nous reviennent des souvenirs de sensations qui nous ont été données, sans vraiment nous appartenir. Le viol de notre subconscience nous apporte plus souvent la peur et l’angoisse que la jouissance et l’extase…
C’est en nous arrêtant à la lisière du rêve que nous découvrons la forêt qui est en nous. Chaque arbre poussé là garde le souvenir d’un passé oublié, germé dans l’humus de nos journées abandonnées, prenant racine dans nos heures mortes de nous et des autres. Des sourires desséchés, feuilles tombées sur des lit de promesses que nous n’avons pas tenues. Bois mort de ces serments que l’on fait pour obtenir le pardon de n’avoir pas donné plus. Mais au réveil, nul message !
- Je le porte en moi.
- Pardon de t’avoir éveillé à la tristesse du jour !
- Ce n’est pas du jour dont tu parlais, mais de la nuit quand elle devient mensonge. Moi, je veux le noir sans rêve, la trêve du jour, l’oubli dans ce creux de demi mort où il est bon de ne plus être rien qu’un présent arrêté sur le temps.
- Le jour pour moi doit être de bleu, comme la promesse qui me fut faite. La naissance du matin, le bleu qui éteint les étoiles les plus tardives et chasse les dernières nappes de brouillard quand la terre évapore son haleine. Le bleu, reflet de l’infini qui donne à boire à l’océan et fait de la mer son miroir jumeau. Le bleu caché par les paupières de l’aube que dorent les cils, encore fragiles, du soleil à peine éclos.
Vois-tu, les nuages arrachés aux océans lointains viennent naviguer dans l’infini du ciel. Il se perdent dans nos forêts, se retrouvent dans nos champs labourés, et déchirent leurs voiles et leurs matures aux crocs des rocs des hautes montagnes. Comprends-tu pourquoi j’aime tellement le jour et le matin ?
- Pour ses couleurs ?
- Oui, mais aussi pour ses promesses. Chaque heure, chaque minute, chaque seconde, peut être une découverte. Si nous savions par nos regards recevoir toute chose, une minute serait plus remplie que mille ans, l’histoire se ferait sur l’instant et le jour ne finirait pas de mourir.
- Nous avons pour nous nos souvenirs ?
- Bien fragiles. Des visages que nous avons tant aimés ne restent que des brouillards. On oublie la douceur de la peau, on recherche, vainement, l’ensemble ; il ne nous revient que des détails, une mèche, la couleur de l’iris allumé, une ligne d’un front, le geste d’une main qui s’attarde, le rire d’une bouche, le mouvement lent du pas qui venait vers nous. Mais, l’entier de l’être que nous avons tant aimé se perd dans une nuit, et jamais plus nous ne le revoyons comme il nous était apparu.
- Mais l’Artiste ?
- Bien sûr, lui il sait redonner au monde les couleurs et les formes disparues. Il lui adjoint en plus, peut-être, un peu de son âme : cette couleur que l’on ne voit pas dans la nature mais qui parle à l’œil et au cœur mieux que la couleur même. Le souvenir n’est pas disparu : il renaît du mariage entre l’artiste et le modèle qu’il nous fait découvrir. Ce qui nous fait l’aimer, ce n’est pas tant l’espace découvert que la mystérieuse communication qui se crée entre nous et le plus caché de l’univers, que l’artiste a vu ou entrevu : ces mondes fabuleux construits de nous tous, dans lesquels il a pu voyager, et qui sans lui, nous seraient étrangers à tout jamais.
- Pourtant, nous, nous serons oubliés. Sinon ce jour, mais plus tard, inexorablement.
- Inexorablement ! Les couleurs sur tes ailes ont apporté en toi des mots qui portent le poids des ans. Quitterais-tu déjà le jardin de ta jeunesse ?
- Je ne suis ni plus près ni plus loin qu’avant, ni plus peureux , ni plus rassuré, mes ailes......!!!
- Quoi tes ailes ?
- Mes ailes , tu vois le bleu.
- Oui.

………………………………….
- Non tu ne le vois pas comme moi, c’est cela toute la différence, rien n’est semblable dans nos regards et pourtant nos yeux embrassent les mêmes mondes .
- C’est pour cela que nous devons être en éternel échange, donner et recevoir, être plus grand des autres, et rendre les autres plus grand de nous.
- À toi je peux le dire : l’échange, je l’ai découvert au hasard, je cherchais des couleurs et j’ai trouvé dans chaque rencontre la même quête ! Pas différente, vraiment, de celle qui porte mes jours et mes nuits à être les explorateurs d’un univers clos. Maintenant — vois-tu ? — que m’importe les couleurs ! L’important reste le devenir de tout ce qui m’a été donné. Me voilà redevable de l’image que j’ai voulue et qui maintenant me suit plus près que mon ombre. C’est à travers cette vision que maintenant je serai regardé. Je peux les décevoir ou les étonner, ils peuvent se poser des questions sur moi et sur mon choix, me regarder comme une bête étrangère, ils m’ont déjà construit avec le ciment et la pierre dont j’ai fait la statue, c’est celle-là à laquelle ils veulent croire, celle qui les rassure, plus dure que le roc, plus dure que leur indifférence, plus près de leur foi ; ils ne seront pas gênés de rester dans cette image.
Si je devenais différent, oui : c’est là qu’ils commenceraient à avoir la peur au ventre. Mais différent de quoi ? De la façon dont je les regarde ? Des mots que nous échangions pour ne rien dire et qui tout à coup prennent une distance douloureuse, qui leur font mal, alors que je veux leur donner pour leur parler de ce petit chemin de la vie que je crois connaître et que…
- Tais-toi !
- Mais non, le silence est un faux ami : on croit qu’il parle au coeur mais il est plus prêt de la mort que la mort même.
- Tu ne m’en veux donc pas des chemins où...
- Non, mille fois non, le silence sur mes ailes aurait été atroce : ne rien savoir ! Je te remercie de mes peurs, je porte joie des rencontres que tu m’as fait connaître. Sans toi je ne serais que moi, avec toi je suis ... Plusieurs, oui, plusieurs jamais en solitude. C’est cela que je désirais, que j’appelais de toutes mes heures creuses.
- Je ne t’ai apporté que le plaisir de te connaître et de te réconforter. En dehors de cela, je n’ai rien fait, rien dit, ce sont les autres qui ont parlé pour moi.
- Parlé pour toi, bien sûr, mais c’est toi que j’ai écouté, toi que j’ai entendu, toi qui as porté ma peur par-dessus les silences, toi qui as jeté le pont par-dessus la rivière d’angoisse que je ne pouvais pas traverser, toi qui as posé le gué de pierres de tant de choses apprises pour que mes pas retrouvent la rive que je voulais connaître et qui me semblait si lointaine.
- Si j’avais parlé au vent, il aurait eu ton visage. Je n’aurais rien dit à la nuit de peur que son ombre t’efface.
- Pourtant tu es parti !
- Mais non, j’étais là, plus présent !
- Il est vrai, je t’attendais, les distances ne sont rien quand nous les avons déjà parcourues. Et nos coeurs consolés ne s’arrêtent jamais, ils battent vers l’autre, fort comme des marées, portant l’éternité des vagues qui naissent l’une de l’autre, mouvement de vent mouvant qui berce le voyage de ce marin sans terre qui, un jour, une nuit, fit tomber sur le pont la voile en arrêtant le temps… sans savoir que c’était pour la dernière fois.
J’ai connu cette histoire par le chant des oiseaux. D’ailleurs, les oiseaux ne chantent pas, ils content leurs voyages. Ce ne sont pas bavardages, ce sont des chants et des rires, des visions de pays que le soleil éclaire au plus long de leur vol, des océans de nuit traversés en tempêtes. Je les écoute, je sais pourtant qu’ils sont pour nous la fin… je ne dis pas la mort car j’ai plaisir de m’arrêter en souvenance.
- En souvenance ?
- Je ne sais pas encore, mais c’est peut-être eux, avec leurs becs d’or qui nous apprennent le doux de vivre et, par-delà, la peur de la mort absurde... Ne sont-ils pas bariolés de couleurs, gais de plumes, ivres de chants, plus loin pour être plus près. Et quand le temps leur fait angoisse, ils se cachent pour mourir.
- Ne parle pas des deuils !
- Je ne veux pas de noir sur mes ailes, je ne veux pas que cela finisse, je veux des temps, des temps qui prennent le temps de nous appartenir.
- Tu veux ! Tu veux!
- Je voudrais, je n’en finis pas de vouloir ! Quelle bêtise nous fait si fragile ? Nous ne quittons jamais l’enfance… Mais pouvons-nous jamais la quitter ? Dis-moi ?
- En trichant !
- J’ai donc triché, mes ailes sont le mensonge que je me suis fait à moi-même.
- Cela est certain ! Maintenant, il va falloir aller jusqu’au bout.

- J’ai compris. Les boutons d’or.
- Oui.
- Pas d’autres chemins ?
- Pas d’autres chemins ! C ’est le prix à payer pour tout désir satisfait.
- Tu resteras à mes côtés?
- Oui, si tu veux encore de moi.
- Mais, tu es mon ami ?
- L’or, l’or fait tout oublier, l’or efface en nous le souvenir, son éclat ternit la pureté des coeurs, le plus grand tueur de l’histoire du monde se cache sous cette lumière de soleil. C’est une soif que toutes les tendresses données ne peuvent apaiser, une soif d’océan qui dessèche l’âme des meilleurs d’entre nous.
- Ne dit-on pas pourtant, un cœur d’or?
- Justement, là est le piège : un cœur d’or a déjà tout donné. Chez lui nulle trace de richesses, sinon celle du coeur. C’est là, et là seulement, qu’il a entreposé ses trésors faits de la joie des autres, des sourires redonnés aux visages en pleurs. Des rides effacées sur le front des angoisses, des baisers redonnés aux amants en colère, des mots si petits mais qui chauffent le cœur, des mains tendues en signe de chaleur, des bras pour accueillir des corps fatigués, des yeux pour regarder ces détresses sans fuir, un cœur d’or : c’est cela, et mille choses encore.
- Moi, je n’ai que mes ailes qui battent sous le vent. Je n’aurai jamais un cœur d’or, jamais!
- Ne dis pas cela ! Dans le regard des hommes, quand il te voient naviguer sur le vent, se devine la joie. Ils savent que ton vol apporte le printemps. Moi...
- Quoi ?
- Moi, je fais rire l’enfant comme un porte-bonheur. (- Regarde, dit-il, elle ouvre ses ailes mais elle est bien restée cinq minutes sur ma main - cinq minutes, tu exagères deux, trois -non cinq... ) Alors là, je m’envole car j’ai horreur des querelles. Cela se termine toujours mal pour eux mais surtout pour moi. J’ai échappé un soir à une main en colère pour m’être attardé trop longtemps dans le chaud de la paume d’une petite fille qui ne voulait pas me prêter à son grand frère. J’ai eu ce jour-là la plus grande peur de ma vie. Alors faire rire les enfants, je ne peux plus. Leurs jeux sont trop souvent cruels et sauvages.
- Du temps où j’étais chenille, je ne craignais que les oiseaux. Maintenant tu me dis que je dois aussi me défier des hommes et des petits de ces hommes.
- Pas vraiment. Pas à chaque fois ! Il en existe qui nous regardent avec amour, qui n’ont pas peur de nous et c’est seulement leurs gestes maladroits qui peuvent les rendre dangereux. Nous sommes si fragiles sous nos pauvres carapaces !
- Mais moi, je n’ai pas de carapace !
- C’est vrai, pardonne-moi, les amis, on les voit toujours comme nous sommes, et tu es mon ami. Je te fais à mon image pour te guider dans le monde tel que je le vois. Nous pouvons ainsi marcher sur le même chemin bien que nous soyons différents, nous comprendre quoi que nous ne parlions pas le même langage, et ainsi vivre intensément le partage de l’un et de l’autre. Car l’amitié, comme l’amour, a besoin d’échanges. Imagine que tu aies découvert un trésor de beauté unique au monde, ou que tu considères comme étant unique, ne voudrais-tu pas le faire connaître à ton ami ou à celle que tu aimes, et éprouver une grande joie de le voir à son tour admirer l’objet qui avait ébloui tes yeux ? Le silence serait terrible, voilà pourquoi les secrets sont très difficiles à garder entre amis.
Si je te parles de tout cela, c’est pour que tu n’oublies pas que l’amitié est parfois un poids qui peut se charger de chagrin, mais que le vent qui emporte les amis souffle toujours dans la même direction. C’est pour cela que l’on dit que les amis, on les connaît depuis toujours. Allant dans la même direction, il semble venir du même chemin et poursuivre l’horizon d’un paysage commun. Tu étais en ce jardin pour que ma présence devienne nécessaire. Ton chagrin était l’aurore de notre amitié, tes larmes la source dont j’avais besoin. Car moi aussi j’étais en solitude et ne voyais plus rien que la triste naissance d’un jour comme les autres.
- Tu es donc venu parce que tu savais?
- Non, c’est cela qui est merveilleux, je ne savais rien, pas plus que toi. L’instant qui précéda notre rencontre n’existait pas, tu comprends cela ?
- Oui, comme celui qui va venir!
- Tu comprends l’importance qu’il faut apporter à l’instant qui va venir et le serrer en soi de toutes ses forces de vie pour ne pas qu’il nous échappe.

Chaque heure porte en elle l’heure suivante, et ce temps nous appartient, il faut le retenir dans nos yeux par chaque image, chaque son, chaque odeur, et en faire un bouquet qui nous protègera de la vieillesse et posera sur nos têtes fatiguées une guirlande de souvenirs qui embaumera nos hivers quand le temps nous paralysera.
- Cela est si loin, pour moi !
- Si loin et déjà si proche, quand le lever du soleil ressemble à son coucher. Quand la mer à l’horizon se mélange avec le ciel et que l’on a l’impression de vivre la tête en bas. Où est la mer, où est le ciel ? La terre joue à cache-cache alors avec les nuages pour remettre le ciel à sa place… Si loin et si proche quand la nuit se remplit d’étoiles et que nos yeux se perdent bien au delà de ces lies qui éclairent la nuit de nos stupeurs, la peur vaincue de regarder ces mondes, peut-être déjà morts, venir jusqu’à nous avec leurs spectres de lumière. Alors que veut dire proche ou lointain ? Ici ou ailleurs ? Ne sommes-nous pas partout et nulle part, égarés dans le présent et déjà projetés dans le futur en traînant derrière nous des lambeaux de passé qui s’effritent comme la lumière des étoiles perdues aux confins de la si belle voie lactée, nourrice de notre galaxie tournoyante comme un cerveau en délire.
Nous croyons avoir vaincu les distances, mais nous n’avons fait que reculer les bornes de notre savoir. L’image de ces galaxies qui fuient de plus en plus vite lorsque la distance qui nous en séparent grandit, ne porte-t-elle pas le terrible verdict du si loin et si proche ? Nous nous savons tous poussières d’étoiles et reflets de l’univers tout entier, nous portons en nous le secret de la naissance du monde comme un stigmate du temps, pourtant nous demeurons ignorants face à face avec nous-mêmes. Lassés de nous, nous portons notre colère sur la nature, mais ne faisons que la recréer à notre image, et bien vite les chimères que nous avons construites se retournent contre nous. Et nous nous étonnons de nos guerres ?

- Tu parles comme les hommes ! C’est cela le message que tu reçus un jour ?
- Pas un jour, tous les jours, en regardant le monde vivre et mourir, naître et pourrir, devenir feuille morte ou éclater en bourgeons, les saisons comme les vagues de la mer encore frileuses portent sur le soir des chaleurs de souffle. L’été, le soleil passionné fait l’amour à la terre et pose ses moiteurs dans les touffeurs des bois. L’automne, gorgé d’amour, laisse son amant se cacher sous les nuages, la nature se maquille, pour lui plaire encore, d’or et des dernières nuances du vert le plus tendre. Maintenant, c’est l’hiver, le repos, le secret caché de ses amours vécus. La fenêtre fermée, la porte qui se tait, la terre qui cache le jour qui dure si peu, la nuit qui porte en elle l’oubli de le savoir.
- J’ai peur de l’hiver ! Je suis né du printemps.
- Sans l’hiver, il n’y aurait jamais de printemps. Sans la mort, pas de naissance. La chenille devient chrysalide, et la chrysalide, une enveloppe vide pour que se métamorphose notre venue au jour. Nous avons oublié quand nous n’étions que cette parcelle de vie enfermée dans cette coquille. Pourtant, là, se construisait notre monde, et maintenant il nous appartient. Un univers dans ce minuscule espace, portant en lui tous les signes de ce que nous sommes. Ce renouveau qui nous fait peur n’est pas fragile, il est la force contenue, la soif et le désir, l’ignorance de la fin et de la mort, le bienfaisant qui nous dit d’être homme, insecte, animal en quête de la proie qui nous fait vivre alors que l’usure se moque bien de nous.
- Tes mots viennent jusqu’à moi, je les écoute, mais ne les entends pas véritablement. Peut-être la peur me rend-elle sourde au monde que je ne veux pas entendre.
- Pardonne-moi ! Les mots ne sont que les messagers de nos idées.
- Alors, eux aussi ?
- Oui. Là est le danger. Ainsi qu’un coquillage que la mer a longuement bercé et porté jusqu’au rivage, sachant le secret des plus grands fonds se pose sur la grève, mais il ne reste là qu’une poussière de sable muette sur son passé. Les mots, les phrases et les plus belles idées, ce n’est pas le vent qui les emporte, c’est l’oubli, plus grave que les tempêtes qui les broient et les déchirent. Il faudrait lire chaque grain de sable, chaque poussière aperçue dans un rayon de lumière pour vraiment savoir le passé de tout ce qui vient jusqu’à nous.
- C’est cela aimer ? Écouter et s’émerveiller ?
- Non, plus encore, c’est se donner, le don de soi et de son savoir est le présent éternel que rien ne peux affaiblir. Si tu regardes tout ce qui t’entoure et l’enfermes dans un coffret de secret et de silence, ils seront déjà poussière avec toi et ton oubli. Mais si tu les offres à l’entour, ils seront projetés dans l’espace comme la lueur des étoiles.
- Il ne faut donc plus avoir de secrets ?
- Bien sûr il faut des secrets, des secrets de soi, pour que celui qui vient vers toi apprenne à te découvrir, qu’il ne sache pas tout de suite tout de tes mystères, que ta présence soit, pour lui, une découverte. Qu’il ne te sache pas déjà ! Car alors, il craindrait de te découvrir complètement différent de la façon dont il t’avait imaginé.
Après la nuit, il ne reste pas grand-chose des fantômes que l’ombre nous avait fait apercevoir. Moins que le rêve, l’illusion perd ses racines quand la lumière du jour l’éclaire. L’arbre mort perd son apparence de squelette et ne garde que sa stature de bois rongé de vermine. La tenture qui bougeait sous le courant d’air retrouve sa place et éteint l’instant où elle apparut comme une chevelure de quelque femme dont le souffle paraissait si proche que l’on gouttait sa présence. Le mensonge qui s’offre à nous est à cet instant plus présent que le réel. Voilà pourquoi il faut rester secret, laisser à celui qui vient vers toi le loisir de t’imaginer, il te donnera les vertus ou les vices qu’il aimerait que tu possèdes et ainsi tu seras semblable à l’image qu’il désire faire de toi.
- Mais, c’est un terrible mensonge ?
- C’est lui le menteur, lui qui se cache la vérité, lui qui se crée son monde à l’aide d’une hypothétique idée, d’un désir qu’il en soit ainsi, pour son bonheur, pour son plaisir à lui. C’est lui le plus grand menteur, car non seulement il se trompe, mais il jouit de son mensonge.
- Comme les chercheurs d’or ?
- L’illusion et le mensonge, ce n’est pas la même chose ! l’illusion vient avant, le mensonge est la suite logique quand l’illusion paraît meilleure que la réalité. Là est toute la tromperie.
- Peut-être que les couleurs sur mes ailes ne sont qu’illusion, mais elles ne sont pas des mensonges.
- Qui le sait ? Toi, seulement toi !
- Tu ne les vois pas ?
- Si, mais moi je les attendais depuis longtemps, je savais par toi qu’elles seraient le décor indispensable de ta vie, alors que je les voie ou que je ne les voie pas n’a pas grande importance.
- Je croyais....
- Je croyais ! Tu vois, le mot te vient tout seul, bien sûr que tu y croyais, sans cela rien de ce qui devait arriver ne serait arrivé. Nous ne nous serions même pas rencontrés.
- Mais alors, c’est terrible !
- Mille vies nous ont frôlés que nous ne saurons jamais. Tant de présences ont fui sans que nous puissions les retenir… Il faut pardonner les mensonges.
- Mais comment peut-on savoir où est le mensonge, où est la réalité ?
- Tout deux sont confondus à nos yeux, et nous vivons de l’un ET de l’autre. À travers notre regard se dessine une réalité différente pour chacun de nous. Chaque être est un univers à lui tout seul et nous gravitons dans le seul espace qui nous est connu : celui qu’il nous a été donné de recevoir et qui nous permet de percevoir ce qui nous entoure. Même si tout cela n’est que l’illusion de nos sens, nous n’avons nul pouvoir de le contrôler. Ainsi nous vivons , peut-être, le mensonge de nous-mêmes sans nous en apercevoir !
- Alors, les couleurs sur mes ailes ne seraient que pure illusion ?
- Qu’importe si tes yeux les regardent et les voient, elles sont pour toi devenues une présence. La naissance des choses n’est pas mensonge, même si le réel nous échappe.
Le mariage de toutes les couleurs les plus pures ne donne que du blanc, or le blanc ne nous apparaît pas comme une couleur alors qu’il les possède toutes, n’est-ce pas là le premier des mensonges qui s’offre à nos yeux ?
- Ainsi je possédais toutes les couleurs et ne le savais pas ?
- Chacun d’entre nous porte en lui la totalité de l’univers mais ne peut en découvrir qu’une infime partie. C’est peut-être pour cela que l’éternité nous échappe. L’aventure qui s’arrête à notre porte a le visage du silence et de l’obscurité.
Le marin sait-il pourquoi la mer est devenue pour lui son unique besoin alors que les tempêtes et les naufrages hantent ses nuit de rêves et de cauchemars ? Le grand large lui apporte des désirs de terre et de ports. Ami des étoiles qu’il connaît par leurs noms, elles ne lui apportent que le réconfort de l’infini, cette mer où navigue sa peine de n’avoir pas trouvé le repos. Il se porte à envier ces étoiles qui naviguent, elles, sans changer d’image et dont le navire sans voile traverse l’espace sans jamais rencontrer de ports et de rivages. À jamais il les voit glisser sur le tapis de velours des nuits marines, chaque fois recommencées, en même place, parfois seulement voilées du passage d’un nuage ou de la clarté de la lune qui s’attarde.

- Moi aussi j’aime les étoiles ! On dirait les gouttes de rosée de la nuit qui se seraient perdues et qu’un soleil absent éclairerait encore. Ou bien des vers luisants, lucioles égarées, faisant le signe perpétuel de l’appel à l’amour.
- Tu as raison. On dit que les étoiles parlent à ceux qui savent les écouter et qu’il n’y a pas que les poètes pour les entendre. Les enfants savent bien cela, mais les enfants savent bien plus de choses que les grandes personnes sur les secrets des étoiles, sur le langage des fleurs et des papillons. Bien vite, les adultes les enferment dans des prisons de savoir où l’on ne sait plus rien de la nature.
- Alors nous, nous avons de la chance d’être libres, de pouvoir appartenir autant que les étoiles à l’infinie beauté des mondes.
- Oui bien sûr, mais nous ne le savons pas, nous nous contentons d’exister sans nous émerveiller. C’est pour cela qu’ils sont entre l’infiniment petit et l’infiniment grand.
- Quand tu parles d’eux, je vois dans tes yeux la crainte.
- J’ai peur et crainte que ces mondes sur lesquelles ils ont pouvoir ne soient trop petits pour leurs envies, et trop vastes leurs désirs de domination. Alors ces mondes et ces étoiles disparaîtront à nos regards à tout jamais et les déserts des mondes glacés et des soleils noirs seront devenus silence et obscurité.
- Mais nous ?
- Nous serons emportés par le raz-de-marée de leurs folies, bien peu de nous serons sauvés, et le prix nous ne le savons pas encore. Eux aussi l’ignorent.
- Je comprends dans ton regard la peur, cette ombre noire qui voile la lumière du bonheur...
- Il faut, malgré tout, l’appeler connaissance.
- .... Moi, des hommes je ne connais que leur ombre.
- Que veux-tu dire ?
- Bien sûr pas le reflet de leur image, mais la façon dont je les imagine.
- C’est peut-être mieux comme cela, l’ombre est souvent meilleure que la réalité !
Allons, il va falloir se mettre en route, le soleil est déjà bien haut sur l’horizon, et il te reste tant de choses à découvrir.
- J’aime bien la façon dont tu me racontes le monde.
- Oui, mais rien ne remplace les découvertes que l’on fait soi-même, dans l’effort et dans la douleur, comme dans la joie et le bonheur. Aucun mot ne peut te montrer la force du partage sinon te le faire désirer plus encore. Quand tes pieds auront connu la douceur du sable, tu sauras ce que douceur veut dire. Quand tes yeux se seront émerveillés de l’éclat du soleil couchant, tu pourras parler aux fleurs des mille couleurs mêlées. Quand tes soifs auront connu la saveur des rosées posées sur maints pétales, tu pourras sans tarir parler des sources et des eaux vives. Si tu parles au vent, celui-ci sur tes ailes allume des caresses. Dans les nuits égarées, interroge les étoiles, tu verras leur éclat prendre plus de clarté, les fleurs être plus belles de les regarder vivre, les nuages changeant d’images te conter des visages et dessiner sans fin bien d’autres paysages, de montagnes fabuleuses, d’océans sans limite, de continents lointains où il ferait bon vivre. Oui, regarder le ciel comme un miroir posé entre la terre et Dieu.
Viens, mettons-nous en route, en chemin parallèle on ne peut pas se perdre.
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Je crois qu’ils avaient profité de la margelle d’un vieux puits, mangée de lierre grimpant, pour converser. L’ombre les avait cachés aux regards indiscrets et l’humidité du lieu les avait protégés des premières rigueurs du soleil. Maintenant ils cheminaient à découvert et la nature à l’entour restait perplexe sur l’étrangeté de ce couple si peu assorti.
Mais il y a dans la nature tellement de mystères qu’un de plus ou un de moins ne saurait l’étonner. L’oiseau s’étonne-t-il de son vol ? L’abeille alarmée de la ruche devine les appels. Elle est prête au sacrifice, pour sa reine.
Regarde-les ! Ils cheminent sur l’aile du temps, éphémères en ce pré ils se régalent du printemps qu’il leur est offert. L’air prend douceur de leurs vols, le bourdonnement des heures accompagne leur voyage. Ils vont de découvertes en découvertes, aveugles des ornières qui portent cahots sur le chemin. D’aller nulle part vers ailleurs, ils ne sont pas égarés.
Le silence des mots porte leurs souvenirs partagés. Les images égarées à leurs paupières ont même paysage. Ils ont connu maintenant ces heures mêlées de leurs rires et de leurs peurs. De ces instants, ils ont fait un pays où il est bon de revenir. Déjà, ils vivent en souvenir, souvenir qu’ils gardent sous la clef du silence, comme l’on garde un trésor aux regards étrangers. Écoute-les se taire sur leur bonheur ! Ne troublons pas la naissance de cette amitié venue de nulle part. Laissons le mystère être mystère de peur que l’amour ne soit plus bon à boire.
- Depuis que je suis avec toi, je crois que je vis le bonheur!
- ..........
- Tu ne dis rien ?
- Quand la joie est trop forte les mots deviennent dérisoires. Il faudrait inventer un langage sans paroles, fait de rires, de regards, de gestes et de caresses. Une langue que l’on saurait sans avoir à l’apprendre. Une musique éclatée qui porterait les notes que l’on cache en son coeur. Une symphonie d’accords pour être tous ensemble. Mais je ne suis, hélas qu’une bête à bon Dieu, et plus bête que bête insecte dérisoire. La nature fait bien mal les choses.
- Je ne te crois pas, c’est nous qui ne savons pas regarder!
- Comme j’aime quand tu te révoltes contre le malheur. Tout renaît de ces colères qui ne sont pas inutiles. Nous regardons et nous ne voyons pas l’essentiel. Nous ne voyons que ce que nous voulons bien voir. Notre enfance qui nous fit tout découvrir se couche à nos pieds comme un chien fidèle, attendant la caresse de notre bon vouloir pour faire le beau. Mais c’est de morsures dont nous avons besoin quand la paresse de nos idées nous presse le confortable et nous cache la vermine qui prolifère dans le pelage que nous caressons.
- Ce sont nos yeux qui nous trahissent ?
- Ce qu’il y a derrière nos yeux, pour nous milles facettes, pour les autres, un seul regard, celui que Narcisse jetait à l’étang. Le miroir des miroirs, le reflet de l’âme et du coeur, le moment de l’existence où l’enfant prend peur de ces lieux derrière la glace où il se voit vraiment en mouvement, en grimaces et ne saurait s’atteindre.
- Alors c’est de nous-mêmes que vient la trahison ?
- Les jours un à un posent sur notre vie l’image des jours, nous savons tout de ces instants. Mais comme les gouttes d’eau passent et coulent sur nos ailes fragiles, ainsi les images du temps s’effacent comme des mirages. Les années bouleversent les souvenirs et les transforment, tels les nuages sous les vents qui les portent, et nous croyons pourtant si bien nous en souvenir. Mais voilà que j’apporte la tristesse dans ton coeur. Oublie le sens de mes paroles si celles-ci doivent apporter pluies de larmes salées aux rives de tes paupières. Je ne suis qu’un vieux sujet de ce jardin qui ne cesse de geindre. Regarde plutôt qui nous fait signe au bord du chemin de venir vers eux.
- Les coquelicots ! Les coquelicots!
- Fleurs de fièvres et de sang .
- Tu ne peux dire cela ! Bien que nous soyons frères et cousins des pavots, nous avons l’innocence des fleurs des champs.
- Pardonnez-moi, mais ce sont les poètes et les faiseurs de chansons qui portent sur vous cette médisance.
- Nous ne sommes pas, nous, des faiseurs de rêves, sinon par les symboles que portent nos pétales. Rouges sont nos habits, mais jaune et noir est notre coeur.
- Hum, moi je les connais bien, je ne dis rien mais je pourrais en raconter...
- Ne l’écoute pas, c’est la folle avoine, le moindre coup de vent lui fait tourner la tête, elle ne sait que pousser dans les lieux incultes et ne fait que répéter ce que les graines envolées veulent bien lui dire.
- Vous, vous vivez bien sur les talus, ce n’est pas mieux !
- Nous vivons le plus souvent dans les champs de blé, qui nous protègent du vent, et nous partageons leur mort quand le soleil est debout dans le ciel à la saison chaude. Ainsi nous mêlons notre sang à la farine et au pain.
© Marc Queyras










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